Quelque part sur le terrain

Méthos
11 min readApr 3, 2020

…se produit la rencontre entre le designer et l’ethnologue.

Texte présenté aux Ateliers de la Recherche en Design.
Co écrit avec Nicolas Gaudron, Directeur d’ID-SL

Collaboration idsl / méthos pour iDbus (SNCF) : réinventer l’expérience du bus

Elle avait des bagues à chaque doigt,
Des tas de bracelets autour des poignets,
Et puis elle chantait avec une voix
Qui, sitôt, m’enjôla.
Elle avait des yeux, des yeux d’opale,
Qui me fascinaient, qui me fascinaient.
Y avait l’ovale de son visage pâle
De femme fatale qui m’fut fatale.

Parole de la chanson « le Tourbillon de la vie » Jeanne Moreau

Avec le développement de la « pensée » design qui désormais déborde la sphère de l’objet et avec l’intérêt croissant du grand public pour le « design », terme recouvrant à peu près tout, on assiste à une extension de la discipline à d’autres champs de pratiques et de connaissances. C’est le cas notamment avec l’anthropologie, et plus largement avec les sciences sociales. Le design aujourd’hui se doit d’être orienté « utilisateur », la rencontre se produit donc tout naturellement avec les disciplines qui ont placé l’étude des êtres humains au coeur de leur fondement.

Parallèlement, l’anthropologie réputée distante et ne s’intéressant qu’aux cultures éloignées des nôtres, abolit peu à peu les distinctions entre proche et lointain et commence à travailler sur nos sociétés. Marc Augé en France par exemple (Un ethnologue dans le métro) est un des premiers à montrer la pertinence du regard de l’ethnologue sur nos usages contemporains. D’autres disciplines des sciences sociales comme la sociologie ou les sciences politiques s’approprient les techniques de l’enquête et de l’observation participative, telles que développées par l’Ecole de Chicago, donnant ainsi une plus grande visibilité à l’ethnographie. Finalement, l’anthropologie sort également du giron purement académique, s’immisçant dans le débat public ou tentant d’apporter des solutions à des problèmes contemporains en réponse à des commandes d’acteurs publics ou privés. Le design et l’anthropologie se trouvent donc peu à peu décloisonnés et libérés des images qui longtemps les ont caricaturés: l’anthropologie associée à l’archéologie, le designer occupé à dessiner une chaise.

Portant tous deux un intérêt sur l’humain (pour des raisons et des finalités toutefois différentes), le designer et l’ethnologue se retrouvent donc de plus en plus souvent à dialoguer, à partager des sujets de réflexion, voire à collaborer sur des projets communs. Les conditions idéales de la rencontre entre les deux disciplines n’étant pas encore déterminées, designers et anthropologues, provenant de disciplines et traditions académiques différentes (l’humain versus la technique) mais mus par un vif intérêt des uns pour les autres, n’arrêtent pas de s’observer, de s’écouter, de s’apprivoiser, d’apprendre des uns des autres jusqu’à ce que, certainement par la pratique, telle la main invisible d’Adam Smith, les deux s’accordent.

Si les métiers du designer et de l’ethnologue sont différents, tous deux donnent une place plus ou moins importante au terrain. Designers et ethnologues s’entendent sur l’intérêt du terrain et ce faisant, déterminent les conditions de leur rencontre et la réalité de leur collaboration, qui dans les faits ne se réalisera effectivement que sur le terrain. Dans des processus de recherche qui schématiquement pour l’ethnologue, font se succéder collecte des données (terrain) et analyse de ces données et pour le designer : compréhension des besoins (terrain), puis conception, le terrain est le principal point réel de rencontre, du point de vue du niveau d’intérêt partagé d’une part mais plus basiquement encore de la temporalité des deux activités qui se chevauchent à ce moment-là.

C’est donc au travers de l’expérience du terrain, que designers et anthropologues, parviennent par la pratique à élaborer les fondements de collaborations fructueuses entre les deux disciplines.

On s’est connus, on s’est reconnus,
On s’est perdus de vue, on s’est r’perdus d’vue

Si l’intérêt de la collaboration entre les deux disciplines est perceptible de chaque côté — nous dirions sommairement « transformer », « rendre réel », « faire suivre d’effet » pour les ethnologues, « comprendre le contexte », « faire durer » pour les designers), le succès de celle-ci n’est pas automatique. L’ethnologue et le designer arrivent chacun avec une culture et des référents différents et entrent de fait dans un rapport de négociation et d’ajustement. L’enjeu n’est alors pas de déconstruire (ou d’appauvrir) ces savoirs et ces pratiques par souci du statut quo mais de réussir à bâtir sur la richesse de chacune pour que l’association soit vertueuse.

Comme dans toute relation, les quiproquos se produisent et permettent, une fois dépassés, de mieux se comprendre.

Quiproquo sur l’horizon de la relation

Le designer, naturellement en empathie avec les usagers, n’a pas attendu l’ethnologue pour s’intéresser à la société. L’ethnologue n’a pas non plus attendu le designer pour réfléchir aux solutions des problèmes qu’il révèle. Tous deux ont donc a priori l’idée qu’ils sont en mesure de répondre à une question ou de traiter un sujet de A à Z. La raison pour laquelle designer et ethnologue décident de travailler ensemble, les force à remettre en question ce réflexe, condition sine qua non pour, non seulement garantir les sphères d’influences de chacun, mais surtout pour bénéficier de la valeur ajoutée de chacune des deux expertises.

Pratiquement et si l’on se réfère uniquement à l’éducation, sans même considérer l’expérience, les références etc., on peut dire que l’ethnologue est meilleur que le designer pour conduire un terrain, et que le designer est meilleur que l’ethnologue pour réfléchir à des solutions. Si le projet qui engage le designer et l’ethnologue est partagé, les rôles et responsabilités de chacun sont idéalement partiels et ne touchent qu’une partie du projet. Même s’il est préférable que les designers soient impliqués dans la phase de terrain, tout comme l’implication et l’avis des ethnologues en phase de conception sont utiles, il est important ne pas remettre en question le leadership de chacun sur son domaine d’expertise.

Ce constat somme toute assez logique (« chacun son métier ») implique que chacun accepte de redéfinir l’horizon de sa sphère d’influence dans le projet global et la portée de ses propositions. Jusqu’à présent, l’ethnologue présentait ses conclusions au commanditaire ou au grand public. Si celles-ci sont toujours valables et pertinentes, elles ont une moindre visibilité dans un projet partagé avec le design car elle passe au filtre de celui-ci et de « l’utilisation » qu’il en fait. Le designer se fait sa propre analyse sur la base de l’analyse de l’ethnologue, celle-ci devient le « moyen » d’autre chose et non plus une fin en soi comme l’ethnologue en avait l’habitude.

Si frustration et incompréhension il y a à ce niveau, elles ne naissent pas tant des batailles d’ego — sujet théoriquement évacué avant le début de la collaboration sans quoi aucune association n’est même envisageable — mais du manque d’entente ou de transparence sur l’horizon commun du projet. Les métiers et les expertises différents conduisent naturellement designers et ethnologues à travailler en décalé dans le temps mais il ne faut jamais oublier qu’ils partagent le même objectif, la même « cause », ils sont ensemble. Or les différences de tempo, d’expertises et de cultures tendent à faire oublier ce projet commun, ce qui peut créer des quiproquos.

François de Singly, sociologue français a développé le concept de « libre ensemble » pour décrire les nouvelles formes de vie en couple. Il en va peut être de même pour le couple designer — ethnologue : chacun doit être libre sans négliger l’ensemble qui les relie.

Quiproquo sur l’objet de la relation

Partager le même horizon de relation ne garantit pas que l’association entre design et ethnographie sera vertueuse. Si designer et ethnologue s’entendent sur la finalité, la perception des moyens pour y arriver peut être différente. Sur le terrain, designers et ethnologues ne recherchent pas forcément les mêmes choses.

La finalité de l’ethnologue sur le terrain est de « monter en généralités » (Barney G. Glaser, Anselm A.Strauss. La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherche qualitative, Armand Colin, 2010), c’est à dire de conclure sur des faits, des traits de comportements, des dynamiques sociales qui caractérisent avec un certain niveau de certitude les sujets ou les communautés étudiées. Pour ce faire, l’ethnologue sur le terrain va petit à petit éliminer les exceptions, les cas trop particuliers pour comprendre ce qui se passe « en général ».

Si le général est instructif pour le designer car il lui permet de mieux comprendre le contexte dans lequel il s’inscrit, il n’est finalement que de peu d’intérêt dans son design. Le designer est plus intéressé par le particulier, par des cas précisément différents du cas général, banal, dans ce qu’ils révèlent des stratégies ou des astuces mises en place de façon consciente ou inconsciente par certains pour s’adapter aux situations générales ou pour les contourner. Car si l’un des aspects du métier des designers est la compréhension des usages et des contextes, l’autre touche à la création et pour créer, il faut une certaine dose d’inspiration, de stimulation. Malheureusement, le cas général inspire peu, c’est une « moyenne », elle est de plus présentée de façon didactique ou descriptive par l’ethnologue, souvent sous forme d’énumérations et de descriptions détaillées. L’attention du designer est plus facilement retenue par les histoires vécues sur le terrain, par des cas atypiques, par des anecdotes (ce qui souvent est consigné par l’ethnologue dans son journal de bord, matière qui n’a a priori pas vocation à être rendue publique).

Il peut donc également se produire une incompréhension à l’endroit même de ce qu’il est important d’observer et de ramener du terrain. Dans le cas de ces collaborations, il est donc important que l’ethnologue prenne en compte les besoins en matériaux du design, ce qui constitue pour lui un réel changement, étant en général plutôt habitué à travailler seul, de façon inductive et avec peu d’hypothèse avant d’entrer sur le terrain.

On s’est retrouvés, on s’est réchauffés,

A deux, c’est mieux

Si designers et ethnologues, mus par l’intérêt et le respect des pratiques de chacun, réussissent à mener à bien des projets communs, le résultat est en général très positif et surpasse de loin ce que l’un ou l’autre aurait atteint sans association.

Voici, de manière non exhaustive, quelques-uns des bénéfices vécus de part et d’autres :

Pour le designer, the big picture

Si le designer est naturellement en empathie avec les usages, il a parfois du mal à se représenter tout ce qui ne le concerne pas directement (autre classe d’âge, autre milieu de vie, autre pratique). Le designer, a priori, ne parvient pas, à se déplacer à une échelle plus large ou simplement différente de la sienne. C’est le travail de l’ethnologue. En réalisant le terrain, l’ethnologue délimite en quelque sorte le champ d’intervention du designer, il constitue une base, un cadre sur lequel le designer peut bâtir. En mettant au jour les sujets essentiels sur lesquels porter l’attention, il évite non seulement que le designer ne s’engage sur de fausses pistes, mais par son travail également, il nomme et caractérise des notions ou comportements qui ouvriront des nouveaux champs de recherche auxquels le designer n’aura pas pensé. En quelque sorte l’ethnologue constitue les fondements du travail du designer.

Pour l’ethnologue, un autre regard

Il est coutume de dire que deux ethnologues sur le même terrain n’aboutiraient pas aux mêmes conclusions. Dans les sciences humaines, le chercheur est l’outil de la recherche, il conduit la recherche avec sa subjectivité. Malheureusement (ou heureusement c’est selon) les ethnologues ont rarement l’occasion d’échanger avec d’autres sur des terrains qui seraient similaires, l’ethnologue est seul avec/sur son terrain.

Dans le cas des collaborations design / ethnographie, les échanges et discussions ont lieu, ce qui est stimulant pour l’ethnologue, et elles s’établissent intra disciplines différentes, ce qui pour chacun apporte un nouveau regard. La différence de focale entre le designer et l’ethnologue notamment qui, tel qu’exposé plus haut, ne cherchent pas la même chose sur le terrain (anecdote vs généralité), est intéressante pour l’ethnologue. Elle l’incite à reconsidérer sa pratique de l’observation, ainsi que la nature des informations qui lui semblent pertinentes. De même, les habitudes du designer en termes de formalisation des données (dessin, schéma, récit d’expérience etc.) incitent l’ethnologue à réfléchir aux meilleures façons de rendre compte de ses conclusions et de les diffuser pour favoriser la bonne appropriation du designer. La description traditionnelle de l’ethnographie est habituellement didactique, et absolument pas ludique car elle vise à l’élaboration d’un savoir. Le design est tout l’inverse, son objet est mis en scène, mis en situation, raconté à l’aide d’images, de dessins, de cartes et autres abstractions diverses (persona, carte d’expérience etc.). Schématiquement, on pourrait dire que le design (car tel est son objet) aide l’ethnologue dans la forme. « Le design c’est de l’anthropologie appliquée » dit Marc Augé.

Pour le commanditaire, un « résultat », des recommandations justifiées.

L’impact positif des collaborations design / anthropologie se situe également au niveau, certainement le plus important, du commanditaire. Dans les cas d’une intervention design seule, le designer est souvent confronté à des jugements de valeurs de la part du commanditaire (j’aime, j’aime pas). Sans « fondement » qui justifie l’approche design, la discussion et les choix se trouvent pris dans des débats d’idées, dont il est difficile de se sortir pour le designer, en position de réponse à la commande d’un client. Lorsque le travail du designer est précédé d’une étude ethnographique, celle-ci lui fournit un cadre dans lequel il peut s’inscrire dès lors légitimement, elle fournit en quelque sorte une base de justification à ces propos : « cela ressort du terrain > il convient d’y répondre > voici notre proposition », exposé qui laisse moins de place au débat.

Schématiquement, les représentations vont ainsi : le designer est un créatif dont les propositions, même s’il est communément admis qu’il a de bonnes intuitions, sont affaires de goût, l’ethnologue est un chercheur, dont le travail « désintéressé » est de décrire la réalité.
Dans les faits, la posture et les propos de l’ethnologue sont également subjectifs mais ils s’appuient sur une étude approfondie du contexte, qui donne une certaine idée d’objectivité, un niveau d’objectivité relativement plus élevé que dans le cas d’une intervention design seule, objectivité qui rassure et fait reposer les propositions sur des réalités concrètes.

Il est noté que la subjectivité assumée du designer et de l’ethnologue (même si cette dernière est moins visible) est un point commun qui peut permettre d’expliquer la bonne entente entre designer et ethnologue, la relation étant certainement moins automatique entre un designer et un quantitativiste ou entre un ethnologue et un ingénieur.

La suite de la chanson de Jeanne Moreau va ainsi.

Puis on s’est séparés.

Car si les collaborations design / ethnographie ont des effets positifs, aussi bien dans le processus qu’au niveau des résultats, les concessions faites de part et d’autre peuvent aussi décourager et inciter à réinvestir pleinement (et uniquement) sa discipline d’origine. Les différences entre anthropologie et design sont quasiontologiques: l’anthropologie produit un savoir (l’action de penser) le design produit un artefact ou une expérience (l’action de faire), pour l’ethnologue et le designer ces différences touchent à ce qui les définit. C’est l’identité même du designer ou de l’ethnologue qui est en jeu, et donc en péril dans ces collaborations.

Pour certains ethnologues, le design peut être perçu comme une réduction de ce qui est révélé par l’ethnographie ou , comme une perte des données et conclusions qui ne sont pas « applicables » par le design. Pour certains designers, le travail de l’ethnologue peut sembler trop long et inutile au regard des « besoins » de celui-ci pour initier sa réflexion.

Le divorce se produit lorsqu’il n’est pas « assez » question d’ethnographie ou pas « assez » question de design dans un travail commun. Tout comme dans un couple, les identités de chacun doivent pouvoir s’exprimer pleinement. Les couples qui fonctionnent sont ceux qui volontairement ou non produisent une identité commune, identité dont les fondements sont celles d’origine mais dont le résultat, au croisement des deux, diffère.

Cette image peut être reprise pour décrire l’émergence dans les dix dernières années de nouveaux champs de disciplines, à l’interface du design et de l’anthropologie, appelés Design Ethnography, Design Anthropology ou Design Research. Des disciplines qui placent cette fois sans ambiguïté, la pratique de l’ethnographie au service du design, la naissance de ces disciplines étant plutôt le fait des designers que des anthropologues.

La chanson de Jeanne Moreau se termine ainsi :

Quand on s’est connus,
Quand on s’est reconnus,
Pourquoi se perdre de vue,
Se reperdre de vue ?

Quand on s’est retrouvés,
Quand on s’est réchauffés,
Pourquoi se séparer ?

Alors tous deux on est repartis
Dans le tourbillon de la vie
On a continué à tourner
Tous les deux enlacés
Tous les deux enlacés.

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Méthos

Research & Design consultancy based in Paris and Brussels Methos.eu